Opinion : l’Allemagne face à ses défis

18.11.2024

L'Allemagne a de nombreux défis devant elle à surmonter. Quel équilibre le pays peut-il trouver pour ne pas tomber dans le déséquilibre de son économie ? Opinion & Analyse.

Article réalisé en collaboration avec Thomas HANKE, journaliste allemand. Avec son accord, nous souhaitions partager la pertinence de son analyse et de sa vision avec nos lecteurs. Texte traduit de l’allemand.

Thomas Hanke

Né en 1954 à Wuppertal, Thomas Hanke est journaliste allemand, chroniqueur du journal économique allemand « Handelsblatt » dont il fut pendant 10 ans le correspondant à Paris.

Il est intervenu sur le thème des « équilibres et déséquilibres économiques », notamment dans le contexte relation entre la France et l’Allemagne, dans le cadre du congrès des dirigeants de filiales françaises en Allemagne du 27 septembre à Cologne, organisé par Vif Solutions avec le soutien entre autres de l’Ambassade de France, de Business France et des Conseillers du Commerce Extérieur de la France (CCEF).

Crédits photo : vif Com

Équilibre-déséquilibre dans l'économie

Nous sommes souvent confrontés à des équilibres instables : il suffit d’une petite impulsion pour déséquilibrer les économies de nations entières ou du monde entier. Souvenez-vous de quelques années en arrière : aux États-Unis, des crédits immobiliers toxiques volent en éclats et toute l’Europe plonge dans la crise financière la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale. En Chine, un nouveau virus apparaît et des confinements sont imposés dans le monde entier, le trafic aérien international s’arrête, l’économie mondiale s’effondre.

Contrairement à la physique, la question de savoir si une économie nationale est en équilibre ou non ne fait pas toujours l’unanimité en économie. Cela se présente parfois de manière très différente selon l’observateur. Pour la plupart des Allemands, l’économie allemande était globalement en ordre jusqu’à la pandémie de coronavirus.

Mais de nombreux pays partenaires au sein de l’UE et la Commission européenne critiquaient depuis des années déjà le déséquilibre extérieur de l’Allemagne, son excédent de la balance des paiements courants.

On a critiqué l’Allemagne en disant qu’elle exportait du chômage, qu’elle vivait aux dépens de ses partenaires, etc. Les Allemands, en revanche, considèrent généralement l’excédent comme un signe de la force de leur économie : nous exportons plus que nous n’importons, car les entreprises allemandes sont si performantes. Il y a du vrai là-dedans. Mais tout étudiant en économie apprend qu’il est mauvais à long terme qu’un pays exporte plus de marchandises et de biens d’investissement qu’il n’en importe. Cela signifie que l’économie nationale dispose de moins de marchandises et de biens d’investissement qu’elle n’en produit. En d’autres termes, la demande intérieure est inférieure à la valeur ajoutée nationale. On peut aussi dire qu’on épargne plus qu’on n’investit.

Epargner, être économe est considéré comme vertueux en Allemagne. Or, dans l’Église protestante – parmi les communautés religieuses en Allemagne, les catholiques sont d’ailleurs majoritaires, même si de nombreux Français pensent que nous sommes un pays protestant – chez les protestants, donc, si nous sommes vertueux et économes, nous irons tous au paradis. En économie, c’est exactement le contraire : si tout le monde économise, les entreprises, les ménages et l’État, c’est-à-dire si tout le monde est vertueux, nous allons directement en enfer ! L’enfer du sous-investissement et de la faible croissance.

C’est pourquoi la Commission européenne dit depuis des années que l’Allemagne doit réduire son excédent. C’est tout à fait possible, non pas en interdisant les exportations, mais simplement en investissant davantage et en économisant moins.

L’équilibre macroéconomique

Il existe même en Allemagne une disposition économique de nature constitutionnelle qui se réfère à l’équilibre économique extérieur. Vous pensez peut-être au frein à l’endettement (Schuldenbremse), mais ce dont je parle est bien plus ancien : il s’agit du carré magique (das magische Viereck) ou encore de l’équilibre macroéconomique (volkswirtschaftliche Gleichgewicht).

L’article 109, paragraphe 2, de la Loi fondamentale stipule que l’État fédéral et les Länder doivent « tenir compte des exigences de l’équilibre macroéconomique » : un faible taux de chômage, une faible inflation, une croissance stable et adaptée et un équilibre du commerce extérieur, voilà ce qui constitue l’équilibre macroéconomique. Cette disposition intervient avant le frein à l’endettement dans la constitution. L’Allemagne ne respecte pas cette disposition depuis de nombreuses années – parce qu’elle n’investit pas assez et qu’elle enregistre donc un excédent de sa balance des paiements courants.

Entre-temps, les conséquences de cette austérité insensée sont visibles pour tous :

  • En matière d’Internet rapide, nous sommes l’un des derniers de l’UE.
  • Presque nulle part ailleurs, les trains ne sont aussi peu ponctuels qu’en République fédérale.
  • Nos écoles ont besoin d’être rénovées.
  • Nous n’avons de loin pas assez de places en crèche, ce qui entrave l’activité professionnelle des parents, surtout des femmes. Or, le manque de main-d’œuvre est l’un des principaux problèmes de nos entreprises.

Trop peu a été fait pour la construction de logements. Rien qu’à Berlin, il manque 272.000 logements. Cela pousse les gens à se tourner vers les populistes de droite et de gauche. Les déséquilibres économiques entraînent des déséquilibres politiques, comme nous aurions pu nous en apercevoir depuis longtemps en observant la situation en France, où les populistes ont triomphé plus tôt.

Nous constatons également un sous-investissement dans le secteur de la santé : L’Allemagne fait partie, avec la Grande-Bretagne, du top 5 en ce qui concerne la fuite des médecins et du personnel médical. Mais aussi dans le top 5 en ce qui concerne le recrutement de ces personnels à l’étranger. On peut imaginer les coûts de transaction que cela engendre ! Nous perdons des médecins dont la formation coûte entre 300.000 et 500.000 euros par personne et du personnel soignant parce que les conditions de travail ne sont pas acceptables en raison du manque de financement. Nous devons alors recruter les compétences nécessaires à l’étranger, en concurrence avec de nombreux autres pays, et les former ici.

Les conséquences du manque d’investissements apparaissent au grand jour et les mauvaises nouvelles pleuvent : les instituts de prospective économique revoient à la baisse leurs prévisions pour 2025. Après 2023, l’économie allemande se contracte également en 2024. On annonce des fermetures d’usines chez VW, des licenciements chez ZF, chez Thyssen-Krupp…

Le coût de l’électricité

On parle beaucoup de l’échec supposé ou réel de la coalition gouvernementale dite « feu tricolore » (Ampelkoalition) (ndlr : la coalition gouvernementale au pouvoir actuellement en Allemagne étant composée du parti social-démocrate SPD (rouge), du parti libéral FDP (jaune) et du parti écologiste (verts), on parle de coalition « feux de signalisation »). Mais les problèmes de l’Allemagne sont bien plus importants. Et bien plus anciens.

Regardons les prix de l’électricité, souvent commentés. En Allemagne, ils sont très élevés, les deuxièmes plus élevés de l’UE. Mais le grand bond a déjà eu lieu en 2018/2019. A quoi cela est-il dû ? Avant tout à des taxes élevées destinées au développement des énergies renouvelables et à celui des réseaux. Elles sont répercutées sur les ménages et les entreprises parce que l’État n’a pas d’argent. Ou ne veut pas le dépenser.

Dans sa dernière analyse approfondie de l’économie allemande publiée cette année, la Commission européenne écrit : « Les investissements publics nets sont globalement tombés à zéro au cours des deux dernières décennies. … Les données d’enquête indiquent également que la qualité décroissante des infrastructures publiques et la modernisation insuffisante des services publics entravent l’activité des entreprises ».

Il est urgent d’investir davantage si nous ne voulons pas continuer à perdre du terrain en termes de croissance et d’attractivité pour les investisseurs étrangers. Pour cela, le frein à l’endettement doit être réformé. Il sera certainement modifié, car la CDU, et surtout ses ministres-présidents, y sont favorables. Mais pour l’instant, un parti qui représente encore 3 à 4 pour cent des électeurs empêche cette réforme (ndlr : le parti libéral du ministre des finances, Christian Lindner).

D’une manière ou d’une autre, il faudra des années pour rattraper les échecs du passé. Nous nous trouvons dans une situation de déséquilibre stable.

Comparaison avec la France

Les déséquilibres existent aussi en France. Ils sont toutefois totalement différents de ceux de l’Allemagne. L’État français n’a pas trop économisé, il a trop dépensé. Après la crise Covid, il n’a pas réussi à retrouver le cap de la politique budgétaire d’avant. A l’époque, le déficit budgétaire avait été progressivement réduit. On peut se demander si cela va être possible désormais, avec un gouvernement rejeté par une grande partie de l’opinion publique et de fait dépendant du Rassemblement national.

La situation est également complètement différente en ce qui concerne le commerce extérieur : la France n’est pas en excédent, mais en déficit depuis des années. Alors que l’Allemagne détient des actifs internationaux nets positifs de 3 100 milliards d’euros, la France a entre-temps une dette nette envers l’étranger d’un montant de 792 milliards d’euros. En 2008, la position nette de la France est devenue négative, alors qu’auparavant elle disposait d’actifs nets internationaux positifs.

La France reste toutefois très attractive en tant que pays de destination des investissements directs étrangers : en 2022, elle était en troisième position après la Suède et l’Espagne lorsque l’on regarde les sommes investies. En nombre de projets, la France était même en première position en Europe en 2023.

Il existe un déséquilibre particulier entre l’Allemagne et la France sur le thème de l’inflation. On entend souvent dire que l’Allemagne est obsédée par la dévaluation de la monnaie et que la France la prend à la légère. Cela m’amuse, car il n’y a guère d’autres pays que la France où l’on parle avec autant de ferveur du « pouvoir d’achat » et où celui-ci joue un rôle aussi important lors des élections.  Or qu’est-ce que l’évolution du pouvoir d’achat si ce n’est l’inflation, exprimée différemment ?

Note de la rédaction

Le gouvernement allemand a récemment adopté son projet de budget pour 2025, marqué par une volonté affirmée de stimuler les investissements. Avec un total de 481 milliards d’euros, ce budget consacre 78 milliards spécifiquement aux investissements pour renforcer la compétitivité et la durabilité de l’économie allemande.

Une part significative de ces fonds sera allouée à la modernisation des infrastructures, notamment les réseaux ferroviaires, les routes et les systèmes de transport public, pour répondre aux besoins croissants de mobilité et de durabilité. Parallèlement, le gouvernement ambitionne d’accélérer le déploiement des infrastructures numériques, en particulier le haut débit et la 5G, jugés essentiels pour soutenir les entreprises et attirer les investisseurs. 

Le budget inclut également des mesures incitatives pour la transition énergétique, telles que la rénovation énergétique des bâtiments publics et l’extension du réseau de bornes de recharge pour véhicules électriques. Des avantages fiscaux pour la recherche et l’innovation visent aussi à encourager les entreprises à investir dans des solutions durables. 

Cependant, l’un des défis majeurs demeure le respect de la « Schuldenbremse », ou frein à l’endettement, une règle constitutionnelle limitant le recours à la dette. Alors que cette règle a guidé la rigueur budgétaire depuis des années, les récents changements politiques et les défis économiques, notamment liés à la transition écologique et numérique, pourraient amener le gouvernement à reconsidérer cette contrainte. Une évolution qui marquerait un tournant pour la gestion budgétaire de l’Allemagne. 

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